samedi 11 juin 2011

Super injonction : Une atteinte à la liberté de la Presse ?


Super injonction. Non, ce terme n’est pas le nom du dernier spray anti-moustique issu d’une publicité ivoirienne, ni le pseudonyme d’un tout nouveau super-héro des bandes-dessinées Marvel.

Rien de plus sérieux. La super-injonction est une arme juridique du système judicaire britannique, très utilisé en ce moment et dont le débat fait rage de l’autre coté de la Manche… La vie privée des stars et des personnalités publiques est un sujet qui suscite un vif intérêt au Royaume-Uni … Dans une situation analogue à la France, les stars se plaignent que les paparazzis fouinent dans leur intimité, et les hommes politiques déplorent  les révélations des journalistes sur leurs mœurs plus ou moins dissolues…



« Super-injonctions » : C’est quoi ?

Tout d’abord, il faut noter que les injonctions sont des ordonnances de confidentialité rendues par le juge dans le cadre d’une affaire civile ou pénale mettant en cause une célébrité ou une personne médiatique/médiatisée. Le juge ordonne aux journalistes de ne pas parler de l’affaire dans leurs articles. On appelle aussi ces injonctions des « gagging orders », signifiant ordre de bâillonnement, ce qui empêche les journalistes de couvrir le procès en cours avec la personne visée.

Cependant, dans le cadre de l’injonction, les médias peuvent toujours révéler l’interdiction qui a été ordonné par le juge. La personne profitant de la protection de l’injonction peut alors demander une « super-injonction » interdisant aux médias la divulgation de l’existence même de l’injonction. Cette fois, Les médias ne peuvent absolument pas évoquer l’affaire, sinon en transgressant l’ordre de bâillonnement ou en y faisant des allusions très vagues.

Qui visent-elles ?

Un certains nombre de personnalités britanniques ont profité de ces super-injonctions. Le journal anglais The Independant évoque 333 ordonnances de confidentialité rendues depuis 5 ans…Un chiffre qu’on peut largement majorer. Par leur nature secrète, les injonctions qui sont actives en ce moment même ne peuvent faire l’objet de statistiques précises.  

Elles visent des célébrités, des enfants, mais aussi des criminels condamnés par la justice. Bien que d’après The Independant 80% des injonctions visent à protéger des enfants ou des adultes vulnérables, près de 10% concerne des hommes accusés de relations extraconjugales. Il y aurait même 9 criminels condamnés par la justice anglaise profitant de la protection des injonctions, dans les 333 cas recensés par The Independant.

Pas de profil type pouvant profiter de la « super-injonction »

Le profil des personnes visées par les injonctions se déclinent en plusieurs types, selon le journal The Independant. Les ordonnances de confidentialités sont pour la plus part d’ordre purement privé :
1.    Elles concernent majoritairement des footballeurs infidèles qui ne souhaitent pas que la presse fasse état de leurs relations libres en dehors de leur couple.
2.    Le journal britannique évoque aussi des affaires pouvant se rapporter à des formes de chantage. On trouve notamment un footballeur filmé dans une orgie, un aristocrate anglais victime de chantage, et un acteur important ayant payé les services d’une prostituée.

Mais plus grave encore, les injonctions concernent aussi des pédophiles condamnés ! The Independant relève 4 agresseurs d’enfants souhaitant protéger leur nouvelle identité, devenus sans aucun doute des citoyens irréprochables ...

Enfin, dans un cadre beaucoup plus public, l’injonction a également été ordonnée pour la non divulgation d’une condamnation pour pollution d’une grande entreprise. 

Une nouvelle forme de censure ?

C’est la grande question que pose au Royaume-Uni cette mesure judicaire, qui dans son nom et dans ses effets, portent à croire à une forme moderne et indolore de censure…

La vie privée reste et persiste un droit suprême, que ce soit en France ou en Angleterre, et son respect est gage de liberté individuelle, d’après notre conception actuelle de la Démocratie. Or, la presse est garante d’un minimum de transparence des pouvoirs dominants …  en tout cas sur l’action de ces derniers. Dès lors, avec ces super-injonctions, on retrouve l’éternel débat entre droit à l’information d’une part, et respect de la vie privée d’autre part.

En Angleterre, les critiques fusent.

Indignation en demi-teinte des journalistes et des hommes politiques.

 Quand bien même les journalistes ne peuvent pas les invoquer, n’empêchent qu’ils dénoncent malgré tout l’existence ces super-injonctions. Après une série de révélations d’affaires, mais pas de noms, l’année dernière par des journaux comme The Sun, Andrew Marr, ancien responsable en chef du service politique du journal très influent The Economist a révélé avoir lui-même bénéficié d’une telle mesure de protection, et en a, l’honneur est sauf, fait son mea-culpa. On voit que même des personnalités qui ont joui des super-injonction se sont finalement rétracté et les ont fustigé.

Le mois dernier, s’inscrivant dans une véritable twittermania, un usager de Twitter y diffuse le nom de plusieurs personnalités qui ont profité de super-injonctions dans des affaires d’infidélités, dont un joueur de football célèbre, le gallois Ryan Giggs. Le joueur de football lance 10 jours plus tard une procédure judiciaire contre  Twitter. Il accuse le réseau social d’« avoir outrepassé une décision judicaire ».

A que cela ne tienne, un journal écossais, hors de la juridiction anglaise, titre en première page Ryan Giggs « censuré », relançant le débat entourant sa super-injonction. Et même, l’information devient officiellement publique dès lors qu’un élu anglais, profitant de son immunité parlementaire, nomme à haute et intelligible voix Ryann Giggs comme jouissant de la mesure de confidentialité.



Une défaite des super-injonctions ?

…Pas vraiment. Finalement, Twitter divulgue  le 28 mai dernier le nom des britanniques ayant dévoilé l’affaire du footballeur Ryan Giggs ….

… Toujours plus fort, toujours plus loin, la justice a même élaboré une possibilité de « hyper-injonction ». Mesure qui consiste en l’interdiction au citoyen visé par l’ordonnance d’interpeler son député sur l’affaire en question. De même, les journalistes n’ont pas le droit de poser des questions à ce citoyen. On casse alors de façon très douteuse le lien entre le député et son électeur, véritable atteinte à la démocratie parlementaire. Coupés de leurs sources d’informations, ni les journalistes, ni les députés ne peuvent avoir connaissance de ces affaires.

 !!! TEMPS MORT !!!

Arrêtons-nous un instant. La super-injonction promet de protéger la confidentialité de personnalités.  C’est pour cela que la justice anglaise musèle la liberté d’expression de la Presse. Et, nous venons de l’évoquer plus haut, Twitter a révélé, sous ordre de la justice anglaise et californienne (juridiction compétente du siège social du réseau social), l’identité d’usagers du réseau social. Qu’en déduire ? On sacrifie la confidentialité de citoyens voulant une plus grande transparence des célébrités, pour sauver des journaux la confidentialité de personnalités publiques. 

Le serpent se mord la queue …

 La presse anglaise surnomme les injonctions « Le baillons de l’homme riche ». Sacrifier la confidentialité d’une personne pour la protection d’une autre, c’est une drôle de conception de l’égalité devant la loi. Il est tout à fait correct, voire souhaitable, qu’il n’y est pas divulgation d’informations privées des célébrités. D’autant plus lorsque ces informations n’ont rien à voir avec leur rôle dans la société. Les rumeurs et les commérages n’ont pas leur place dans la sphère publique dès lors qu’il n’y a pas de conséquences graves.

Cependant, dissimuler des informations cruciales pour la formation de l’opinion publique relève de la propagande. En voulant muselés les tabloïds pour starlettes, on atteint directement la liberté de la presse. Les ébats sexuels de joueurs de foot ne présentent pas d’intérêt public. Mais il y a bien dissimulation lorsque la presse se voit interdite de citer une entreprise qui pollue les littoraux. Dans l’affaire Trafigura, l’entreprise du même nom est accusée d’avoir exporté des tonnes de déchets toxiques vers l’Afrique intoxicants 30 000 ivoiriens … Le spray Super-Timor tuent les moustiques de Côte d’ivoire. La super-injonction anglaise pourrait quant à elle tuer des hommes en Côte D’Ivoire.   

Comment une entreprise pourrait-elle avoir une vie privée ? La décision du juge déclarant qu’une entreprise est polluante n’est pas une mauvaise publicité, comme pourrait l’entendre les industriels, mais bien un renseignement pour les citoyens, et une preuve pour ceux qui réclament dédommagement de la pollution occasionnée par l’entreprise. Les ivoiriens ont été directement touchés par cette pollution illégale. Il se pourrait qu’ils n’obtiennent jamais gain de cause.

L’abrogation des super-injonctions : une nécessité pour la démocratie.

Outre les informations qu’elle dissimule, la super-injonction pose problème en elle-même. Le respect de la vie privée est un principe que bon nombre de journaux à scandales oublient. Pourtant, nous ne pouvons faire preuve de faiblesse en permettant des mesures judicaires indigne d’un Etat de droit. La censure ne peut pas avoir sa place dans les démocraties. Encore moins lorsqu’elle concerne la protection d’une poignée d’homme.  

Quelques nantis britanniques ont permis l’apparition de la super-injonction. Cette mesure judiciaire pose de sérieux problèmes à l’exigence de transparence et de publication des informations. Surtout lorsqu’elle cache l’identité d’une personne coupable de pédophilie, ou lorsqu’elle ôte de la lumière des médias les actes immoraux ou illégaux des entreprises. La justice anglaise, avec ses super-injonctions, nous dit quelque chose : la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, mais pas pour tout le monde. Des citoyens aux députés en passant par les journalistes, les super-injonctions menacent la liberté d’expression au Royaume-Unis, liberté fondamentale d’une démocratie correcte. 

 Reste à connaître la réaction des pouvoirs publics britanniques face à cette incohérence du droit anglais. Le 23 Mai dernier, David Cameron a qualifié la loi relative aux super-injonctions « d’insoutenable ». D’après lui, c’est une loi « injuste » pour la presse anglaise. Il a convoqué dans la foulé un comité parlementaire chargé d’étudier l’opportunité de ces super-injonctions. A écouter le premier ministre du Royaume-Uni, on se tournerait donc dans les prochains mois vers la mise au ban des super-injonctions … à moins que ce ne soit un nouveau trompe-l’œil.    

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